Le traité des 5 roues

Le traité des 5 roues

Présentation du traité des 5 roues de Miyamoto Musashi, extrait d’un article d’Emmanuel Charlot paru dans le Karaté Magazine de décembre 2006.

Il est quatre heures du matin. Un homme solide qui vient de passer la soixantaine, au visage sévère et ingrat, est installé face aux statues des divinités qui s’élèvent dans l’herbe sur le sommet du Mont lwato. C’est un guerrier. Assis devant une table basse, dans la brise qui fait vaciller sa chandelle et le paravent de toile qui le protège, il se prépare à puiser l’énergie du lieu et des esprits qui l’animent pour faire une œuvre à sa façon, directe et précise comme le plus parfait des coups de sabre. Ce vieillard impressionnant sent venir la mort (qui le prendra deux ans plus tard) et s’apprête à condenser pour son disciple, en cinq chapitres courts, l’essentiel de son savoir. Son savoir ? Celui, chèrement payé, qu’il a acquis par une vie d’errance et de méditation consacrée uniquement à l’approfondissement de son talent de sabreur, celui qu’il a acquis en sortant victorieux de plus de soixante duels en dix ans, tuant ou blessant la plupart de ses adversaires… Myamoto Musashi est un personnage effrayant. S’il est le contemporain de d’Artagnan (dont certains de ces camarades ne devaient pas être loin de ces performances en matière de duel), le parcours de ces deux guerriers sont aux antipodes l’un de l’autre. Même ceux de son temps ne parurent pas trouver très sympathique le colosse japonais (il faisait plus de 1m80, à une époque où les gens ne dépassaient pas souvent 1m60), dont l’occupation principale était de démontrer sa capacité, jamais prise en défaut, à tuer de façon brutale et imprévisible les autres experts de sa génération. Cet homme froid comme la mort et fier comme un samouraï sans maître, qui se revendiquait comme « le plus grand adepte du Japon » dans sa discipline de prédilection eut des relations distantes avec ses contemporains (ceux qu’il ne tuait pas). Jalousé souvent, craint toujours, sous-estimé parfois… et lui-même peu apte à s’incliner ni à quémander, même s’il est probable que l’ambition sociale fut sans doute, au moins un temps, un de ses moteurs. Mais ce n’est que sur la fin de sa vie, et sans avoir connu les honneurs des grandes cours du shogun et des clans les plus riches qu’il aurait voulu convaincre de son talent unique de stratège, qu’il trouva des seigneurs pour le recevoir et lui permettre de rester plusieurs années dans les mêmes lieux, approfondissant et enseignant.

Spécialiste du jitte.

Fils tourmenté et bâtard d’un samouraï réputé, spécialiste du « jitte », arme curieuse permettant de contrôler et de briser les lames des sabres, le jeune Miyamoto Musashi était déjà un adolescent en rupture avec sa famille quand il releva le défi affiché par un guerrier de passage à une croisée de chemins. Accompagnant le moine chez qui il logeait -et qui comptait s’excuser pour lui en invoquant sa jeunesse auprès du redoutable expert Arima Kihei !- il heurta brusquement le guerrier qui ne s’y attendait pas et avant qu’il ne se relève, l’assommait d’un coup de bâton… A seize ans, il tuait un deuxième adversaire avant de se retrouver dans le camp des vaincus de l’armée de l’Ouest, en passe de perdre la guerre civile. Il combat dans plusieurs batailles, dont celle, historique, de Sekigahara, qui sera décisive pour l’avènement de la paix sous la poigne des Tokugawa. De vingt (1604) à trente ans, Musashi voyagera dans tout le Japon, en mettant sans doute son sabre au service de luttes politiques, mais surtout en allant là où il pouvait rencontrer les plus brillants experts et augmenter son propre prestige. Cette période est désormais fertile en légendes et en histoires. Ces duels historiques restent, à 20 ans, la destruction du dojo des Yoshioka, une prestigieuse famille de sabreurs. II défie le représentant du dojo, qu’il irrite en arrivant très en retard au rendez-vous (une technique qu’il utilisera très souvent) le blessant physiquement et moralement au point de lui faire renoncer à son art, puis son frère, un costaud qu’il tuera en l’assommant avec sa propre arme, une sorte de masse pesantes à long manche. Pour ne pas perdre la face, les Yoshioka lui lancent un dernier défi avec le fils cadet… 12 ans, mais entouré au rendez-vous de plusieurs dizaines d’adeptes ! Cette fois, Musashi, arrivé très tôt et caché dans un arbre, jaillit comme un diable, tue l’enfant et une dizaine d’adversaires en s’échappant. Une « performance » qui lui vaudra une grande notoriété.

Une vie de défis.

Musashi sillonne le Japon, participant ici au défrichage de champs, là à une bataille ou à un conflit de clans, parfois méditant ou étudiant dans des temples… non sans défier les moines, quand ils se piquaient d’être experts de la lance, comme ceux de Hozoin à Nara ! Soixante duels en dix ans, soit un tous les deux mois… Un rythme de compétiteur de haut niveau, où sa vie chaque fois, était en jeu. II y aura l’expert au bâton Muso Gonnosuke, Shishido, un maître invaincu de kusari-gama (la chaîne et la faucille), qu’il tuera en lui lançant son sabre court -car Musashi était aussi expert dans l’art du lancer. Enfin le dernier duel, contre Kojiro Sasaki, dit Ganryu, un tout jeune homme incroyablement habile qui avait développé une technique nommée « tsubame-gaeshi »›, le retour de l’hirondelle, dont on n’est pas sûr qu’il s’agissait d’une esquive du sabre avec un retour à la vitesse d’un virage d’hirondelle, ou la capacité du jeune homme à trancher une hirondelle en vol. Quoi qu’il en soit, ce duel eut un retentissement formidable. Encore une fois, Musashi arriva en retard, tandis que son jeune adversaire bouillait d’impatience. En le voyant sortir de sa barque, dos au soleil, la pointe de son arme dissimulée dans l’eau (il avait taillé grossièrement une des rames et son arme, certes en bois, était particulièrement longue, Kojiro Sasaki utilisant lui-même un sabre plutôt long de 90 cm), Sasaki l’apostropha en lui demandant si il avait peur et jeta de colère son fourreau dans l’eau.

Ce à quoi Musashi lui répondit : « Si tu jettes le fourreau, c’est que tu sais que tu as perdu ! ». La lame de Sasaki coupa le bandeau de Musashi sur son front, mais la rame de ce dernier fracassa le crâne du jeune adepte. Toujours insatisfait, et apparemment enfin fatigué de toutes ces morts, Musashi entama une période de retour sur lui-même et progressa de façon décisive selon sa propre appréciation, atteignant un niveau presque magique dans les duels plus rares qu’il mena par la suite. Face à son aura, ses adversaires impuissants ne purent attaquer ni même entrer dans la distance de frappe. Myamoto Musashi fit de toute sa vie une sorte d’expérience. C’est peut-être, au fond, la dimension la plus effrayante de son aventure personnelle : rien ne fut dispersé, pas une once de son énergie ne passa dans un autre projet que celui de sa « voie ». Une capacité obsessionnelle de concentration, un mépris pour le bonheur simple des gens ordinaires qui donne le vertige… Entièrement consacré à la voie, il ne fonda ni foyer ni famille, se détourna de la réussite sociale, négligea même son apparence. Jusque dans la variété et la valeur de ses compétences -bâtisseur, poète, peintre- il est à la recherche de la voie. Assis devant la grotte où il finira sa vie, sur le Mont lwato, Miyamoto Musashi se livre à un exercice particulier : c’est la quintessence de son art qu’il souhaite faire passer par les mots -l’Alpha et l’Omèga de ce qu’il a à dire, comme le suggère le titre d’inspiration bouddhiste, les cinq roues, symbole des cinq éléments de la nature, Terre, Eau, Feu, Vent, Vide… Son art, c’est son expérience, la vie qu’il a mené le sang versé des adversaires qui imprègne chaque page de ce court traité. Écrire ce genre d’ouvrage ne se faisait guère, ce qui montre encore une fois que Musashi n’agit que selon ses propres principes (il écrit dans le Dokkodo qu’il faut « ne pas agir en suivant les croyances coutumières »). Une fois écrit le « Gorinno-sho », Miyamoto Musashi est un mort en sursis. Il a, en quelque sorte, écrit la dernière page de son œuvre.

Dominer la vie.

Tous les mots de l’ouvrage vibrent de cette énergie particulière, et aussi du « mystère » de cette expérience impartageable et inexprimable. D’autant plus qu’il ne s’étend pas, écrivant bref, souvent des sentences hermétiques à ceux qui ne bénéficient pas d’explications directes, comme le disciple favori à qui est adressé le texte. Sa conclusion permanente : « ll faut bien y réfléchir » ou « ll faut bien examiner cela » nous laisse toujours un peu le sentiment que la compréhension est ailleurs, plus loin, cachée derrière les heures de travail et de maturation technique. Le « Gorin-no-sho » est un ouvrage technique, même si Miyamoto Musashi n’évoque dans ce domaine que des problèmes spécifiques de garde, de déplacement, de regard, de trajectoire du sabre. De sa maîtrise exceptionnelle qui lui permettait, selon une histoire rapportée, de couper un grain de riz sur le chignon d’un enfant (Guillaume Tell n’a pas fait mieux…), il ne donne pas vraiment les clés. Ce qui l’intéresse ce n’est pas le coup lui-même, mais l’état d’esprit dans lequel on le donne, sa rythmique particulière, l’interaction avec le ou les adversaires.C’est « l’art de la stratégie », c’est-à-dire l’art de l’efficacité absolue, dont la maîtrise du sabre n’est que le vecteur. Cadence, posture mentale… Au-delà de l’efficacité en duel contre un seul, trouvez le moyen de vaincre dix mille adversaires. Grâce à ces principes, au-delà du combat, trouvez le moyen de dominer la vie, dont Musashi cherche les éléments fondamentaux. Ses conseils sur la façon de feindre, de troubler l’adversaire, de prendre le pouvoir mental sur lui sont encore aujourd’hui la base de l’éducation des chefs d’entreprise nippons… eux-mêmes souvent descendants de famille samouraïs. Pour un karatéka le rapprochement est évident, la compréhension intuitive, le profit immédiat.

Le positionnement juste.

Dans son premier rouleau, celui de la Terre, Musashi explique la voie de la stratégie Par une comparaison d’abord avec l’excellence du maître charpentier, par une liste ensuite, sur laquelle on passe sans en mesurer à la première lecture l’extraordinaire densité.

« Ceux qui veulent apprendre ma stratégie doivent appliquer les règles suivantes pour pratiquer la voie :
-Éviter les pensées mauvaises
-Se forger dans la voie en s’entraînant
S‘intéresser a tous les autres arts
-Connaître la voie de toutes les autres professions
-Savoir apprécier les avantages et les désavantages de chaque chose
-Apprendre à juger intuitivement la qualité de toute chose
-Percevoir et comprendre ce qui ne se voit pas
Être attentif aux moindres détails
-Ne rien faire d’inutile »

Il y a là, en neuf conseils, tout un monde. Éviter les pensées négatives et malsaines, c’est ce que suggèrent aussi les entraîneurs modernes qui en font un axe essentiel de la concentration. C’est aussi les prémices d’une quête de la sérénité par la fin des pensées parasites, par le « vide intérieur ». S’entraîner assidûment pour se transformer par ce moyen, c’est aussi tout simplement la base du budo, le secret retrouvé à notre époque, le secret de l’excellence et de l’expertise, mais aussi de la maturité morale et intellectuelle. S’intéresser aux autres arts et professions comme Musashi sût le faire, c’est le conseil de la culture générale, dont on ne cesse de retrouver les vertus, car elle forme l’esprit bien mieux que l’hyper spécialisation et permet de répondre à des problèmes variés avec la distance voulue. C’est ce qui permet aussi de trouver ce que l’on appelle aujourd’hui les « invariants », les « principes transversaux » que Musashi tente de capter dans son expérience. Voir les désavantages comme les avantages est l’art majeur de l’esprit critique et de la lucidité, c’est le positionnement juste dans une problématique, une posture résolument rationnelle et moderne a une époque qui ne l’était pas. Le précepte suivant pose le problème de l’intelligence intuitive dont notre culture commence à peine à retrouver le sens et la valeur ! Voir et comprendre ce qui ne se voit pas… une compréhension du monde caché que l’Europe n’entamera à sa façon qu’au XIXe siècle en « découvrant » : l’inconscient. Le subtil conseil sur l’art de capter les détails est à rapprocher d’une phrase du traité qui suggère de voir ce qui est près comme ce qui est loin, est ce qui est loin comme ce qui est près. C’est une invite à entamer une réflexion sur le regard et son acuité, sur la concentration flottante (très à la mode aujourd’hui), sur la capacité à percevoir, comprendre, hiérarchiser, mais aussi se situer soi-même dans cette somme de détails, et savoir anticiper. C’est une proposition à un bouleversement d’attitude, à un positionnement moins égocentré, plus fondu dans ce qui nous entoure. Musashi préconisait de regarder en gardant le front lisse, mais en fronçant légèrement le sourcil, comme pour concentrer un regard central, presque intérieur… Enfin le sublime est lapidaire « ne rien faire d’ínutile » fait froid dans le dos par ce qu’il contient d’incitation au travail et à la persévérance dont Miyamoto Musashi fut exemplaire. Il exprime aussi ce que le budo moderne a retrouvé par la suite et exprimé sous la forme « maximum d’efficacité pour un minimum d’effort » -car l’énergie perdue, c’est déjà de l’inutile. Bref… c’est dense.

 

NdR : Vous pouvez lire l’intégralité du Traité des 5 Roues (que je vous conseille vivement) de Miyamoto Musashi gratuitement sur Google Books :

 

C’est en 1584 que naît Musashi, fils d’Hirata Munisai et d’une femme qui meurt trois mois plus tard. Un mauvais début. Très tôt, sa belle-mère le confie à un oncle qui est moine. Selon certaines sources, son père lui transmettra son art, non sans quelques clashs entre ces deux personnalités limites.De fureur, son père lui aurait un jour lancé un couteau que l’enfant Musashi aurait évité d’un petit mouvement du corps méprisant ! Après ses deux premiers duels, à seize ans, Musashi participe à la bataille de Sekigahara et doit échapper par la suite à la chasse aux vaincus. À vingt ans, il entame une vie d’errance faite de duels réguliers, écrivant aussi, et étudiant la peinture, art dans lequel il deviendra aussi un grand maître. C’est en 1612 qu’il conclut cette période par le célèbre combat contre Sasaki Kojiro dans l’ïle de Funajima, puis par sa participation aux batailles d’Osaka. Par la suite, il restera plus longtemps en place, participant à l’édification de châteaux et à l’aménagement de villes. On le voit au château d’Akashi, à Himeji, à Edo, à Izumo, puis à Kumamoto… Il enseigne et adopte, à 35 ans, Myamoto Mikinosuke -qui se donnera la mort pour suivre le seigneur au service duquel il était rentré- et Miyamoto lori à 40 ans, Hirao Yoemon un peu plus tard. Il continue à faire face aux défis qui lui sont proposés, gagnant son dernier duel à 56 ans. La plupart du temps, sans même avoir besoin de combattre… C’est aux alentours de 60 ans qu’iI décide de rédiger le « Gorin-no-sho » qu’iI adresse à son disciple Terao Magonojo, vivant au sommet du mont Iva to dans la grotte Reigando. Il partage ses biens, écrit encore 21 préceptes réunis sous le nom de Dokkodo (la voie à suivre seul) qui encourage à l’autonomie, au dépouillement, au renoncement. II meurt en 1645, laissant un dernier poème : « Je respecte le Bouddha et les dieux, mais je ne me repose pas sur eux ».

 

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