Le dojo

Le dojo

À quoi sert le dojo ? Que représente-t-il ?

Par Yves Cadot, docteur en langues orientales, spécialiste des arts martiaux japonais. Un voyage en Orient, au cœur du dojo, au cœur de soi-même.
Article paru dans le Karaté Magazine n°28 de Juillet/Août 2008.

 

Le nombre de mes élèves augmentait et ceux du kendo également (Funakoshi Gichin enseigne alors dans le dojo d’un de ses amis kendoka). Je commençais à déranger mon bienfaiteur. Ma situation financière ne s’était malheureusement pas vraiment améliorée et je ne pouvais pas faire ce qui, à l’évidence, s’imposait : construire un dojo pour le karaté. Aux alentours de 1935, un comité de soutien à l’échelon national collecta suffisamment de fonds pour construire le premier dojo de karaté du Japon. Et ce n’est pas sans une pointe de fierté qu’au printemps 1936, je pénétrai pour la première fois dans le nouveau dojo situé à Zoshigaya, arrondissement de Toshima (Tokyo), et remarquai ; au-dessus de la porte, un panneau portant le nom du dojo tout neuf : Shotokan. Je ne m’étais pas douté que le comité aurait choisi le pseudonyme sous lequel j’écrivais des poèmes chinois dans ma jeunesse (Gichin Funakoshi, Karate-dô – ma Voie, ma Vie, éditions Budostore, collection La Budothèque, Paris, 1993, p. 88.).

Ainsi, ce n’est qu’à près de soixante-dix ans que celui qui est considéré comme le père du karaté moderne, Funakoshi Gichin (1868-1957) pénètre dans un dojo exclusivement consacré au karaté, Preuve, certainement, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un bâtiment pour pouvoir pratiquer. Et pourtant, le dojo apparaît comme l’un des éléments essentiels du budo moderne. Alors, qu’est-ce qu’un dojo, à quoi sert-il, que représente-t-il ?

Dojo , le terme

Dojo est un terme qui vient du bouddhisme. C’est ainsi que l’on nomme le lieu où le bouddha Sakyamuni a atteint l’éveil sous l’arbre de la Connaissance. C’est aussi, par extension et comme les deux caractères chinois qui le composent l’expriment, le lieu d’étude de la doctrine bouddhique. En effet, le premier, dô, est celui de la « voie », celle sur laquelle on progresse, du « domaine », celui que l’on parcourt. Le second est celui du lieu, jô, surface plane où les gens se rassemblent. C’est l’endroit où l’on vient étudier la voie, là où, à plusieurs, on se réunit pour étudier un domaine particulier. C’est donc le lieu d’étude.

Le dojo, concrètement

Un dojo, c’est un lieu avant d’être un bâtiment. Il n’est pas forcément exclusivement dédié à une discipline. Certains dojo en accueillent plusieurs, d’autres ont plusieurs fonctions et ne prennent leur qualité de dojo qu’à des moments particuliers. Certains sont perdus en pleine nature, d’autres dans des caves, d’autres encore dans les étages des gratte-ciels des métropoles.

Ainsi, Funakoshi Gichin aura, jusqu’en 1936, étudié de nuit, en secret, dans le jardin de son professeur, dans la cour de sa maison, sur des terrains d’éducation physique, dans des bâtiments loués ou des dojo prêtés.

Mais, ce qui est évident, c’est que, le temps de la pratique, ce lieu est entièrement réservé à cette discipline : il lui est consacré. Cela signifie qu’il est entièrement réorganisé pour la permettre : on libère l’espace, le nettoie, définit la place des professeurs et celle des aînés, ce qui est dans l’espace de pratique et ce qui n’y est pas.

Le dojo, une matrice

Comme le montre la satisfaction – fierté- de Funakoshi à son entrée dans le bâtiment entièrement dédié à l’enseignement du karaté au cœur de la capitale japonaise, avoir un espace pérenne, identifié et voué à un enseignement, n’est pas neutre.

Le nom de ce bâtiment ne sera-t-il pas, d’ailleurs, éponyme du style enseigné par Funakoshi ? Comme le dojo de Kano Jigoro, le Kodokan, l’était également : on parle en effet de Kodokan judo.

Du style ou… de l’école ? Car, voilà, avoir un lieu, dans lequel on se sente bien, qui permette l’accueil de tous les élèves qui le souhaitent, autant qu’ils le désirent, permet de former des disciples qui vont ensuite aller essaimer.

Ce lieu est source : historiquement, c’est de là que le mouvement, d’abord mince puis grandissant est parti ; lieu garant de l’orthodoxie, il alimente ce fleuve et lui donne sa force dans le temps et dans l’espace.

C’est là que les professeurs qui en sont issus peuvent revenir, périodiquement, se ressourcer. Là encore où ils en-verront leurs élèves les plus doués ou les plus motivés, oû les pratiquants du monde entier rêvent d’aller, ne se-rait-ce qu’une fois. Car on n’entre pas dans un dojo sans s’inscrire dans une filiation.

Le dojo, une organisation

Quand on franchit la porte d’un dojo (nyûmon en japonais, terme qui signifie aussi « se faire disciple »), on devient « élève de ». Élève de telle discipline (le karaté), de tel style (shotokan, goju-ryu…) de tel professeur, qui lui-même a eu tel ou tel professeur, telle ou telle influence de tel expert réputé. Et, lors de stages ou de rencontres avec des élèves d’autres dojo, c’est par ce pedigree que l’on se situera et se reconnaîtra, qu’on se découvrira convergences ou divergences.

Mais à l’intérieur même du dojo que l’on rejoint, on s’inscrit dans une hiérarchie : il y a le(s) professeur(s), les élèves plus avancés – les senpai-, ceux qui entrent en même temps que nous, ceux qui viendront après – les kôhai. C’est une hiérarchie forte, indépendante de la notion de grade : une reconnaissance de l’expérience, plus puissante que celle de la performance ou de l’efficacité.

Le dojo, une lente forge

Tous les jours ou quelques fois par semaine, j’interromps le cours de ma vie pour me rendre au dojo. Jeune pratiquant (pas forcément en âge), j’y retrouve les professeurs, les sensei, « ceux qui ont vécu avant ». Ils connaissent les difficultés que je m’apprête à découvrir, peuvent m’éviter des pièges dans lesquels ils sont eux-mêmes tombés ou ont vu tant d’autres s’y précipiter. Ils ont une idée de l’endroit vers lequel je dois me diriger et leur responsabilité va être de créer l’environnement et les conditions pour que je puisse le faire.

Il y a les senpai, « les compagnons qui me précèdent ». Par leur présence, par leur engagement, ils ont fait en sorte que le dojo existe jusqu’à ce que j’en pousse la porte, que l’art que je m’apprête à découvrir soit perpétué jusqu’à moi. Ils seront de précieux conseillers, plus ponctuellement que les professeurs et, plus proches, c’est par eux que l’on découvre les us et coutumes, les comportements attendus. Ce seront ceux aussi qui me serviront de modèle direct quand je serai perdu dans la complexité des enchaînements montrés par le professeur, ou encore pour les attitudes et postures.

Puis, il y aura bientôt les kôhai, ou « compagnons qui me suivent », pour qui je serai à mon tour guide et modèle.

Le dojo, un protocole

Dans le dojo, on ne se comporte pas comme à l’extérieur : on va avoir le droit de donner coups de pieds et de poings à nos partenaires, les projeter au sol ou encore leur appliquer clés et étranglements. Cela n’est pas possible sans un minimum de règles.

Se présenter propre, tout comme son dôgi, montre que l’on est en relation avec soi et avec l’autre. Saluer le dojo ou ses partenaires montre que l’on est conscient de ce que l’on va faire, présent et actif.

En effet, saluer le dojo en entrant puis en sortant, est un acte symbolique, certes, mais pas un acte de dévotion ou de soumission à telle ou telle religion. Non, c’est plu-tôt comme une parenthèse que l’on ouvrirait puis refermerait. Un temps particulier – celui de la pratique -, dans un espace particulier – celui du dojo – où les règles sont différentes de ce qui se passe en dehors mais, que l’on accepte en conscience, ce que l’on montre par le salut. Saluer c’est se mettre dans un état d’esprit qui permette la pratique, dans un type de relation à l’autre librement consentie mais limitée dans le temps.

Entrer dans le dojo, c’est sortir du temps commun. Franchir la porte du dojo n’est pas s’affranchir des règles, c’est en épouser d’autres comme des contacts physiques ou accepter la valeur de l’expérience, du modèle (celui dont on profite, celui que l’on propose), Modèle ou attitude qui, eux, dépasseront le cadre du dojo pour raisonner au quotidien.

Le dojo, un lieu qui s’entretient

Le dojo est le lieu du progrès. On progresse parfois rapidement, parfois lentement : cela dépend des individus et, pour chacun, de la période. Mais sur quoi progresse-t-on réellement ? Notre technique s’améliore certainement, notre corps s’adapte toujours plus à l’exigence de l’art, notre esprit se renforce des difficultés surpassées, la façon dont nous nous comportons face à la discipline, l’enseignement, aux autres, nous renseigne sur nous, etc. Tout cela forme un tout, c’est le domaine que nous explorons : ni plus ni moins que nous-mêmes (face à nous, face aux autres) au travers du média qu’est le karaté c’est une voie, et elle se trouve dans le dojo.

Le dojo est alors métaphore de ce qui se passe en nous. Au Japon, les kôhai doivent arriver en avance et nettoyer le dojo, le préparer pour l’arrivée des aînés puis, après la pratique, tout ranger (comme c’était le cas en Occident dans le cadre de l’apprentissage). Cela peut être vécu comme une contrainte, mais ce que cela signifie réelle-ment, c’est que le dojo m’appartient. Quand je passe le balai dans le dojo, ce n’est pas le dojo que je prépare, c’est mon corps, mon esprit, mon âme que je dépoussière pour permettre la pratique – la mienne – mais aussi pouvoir accueillir les autres.

C’est la raison pour laquelle les professeurs – à plus forte raison ceux qui fondent un style, une école – sont si sensibles à la construction d’un dojo qui leur soit propre, qui leur ressemble et dont le nom leur convient tant la forme peut aussi influencer le fond.

Construire un dojo, c’est donc bâtir un écrin pour ce qui nous est de plus précieux, fui donner la forme la plus adaptée puis l’entretenir, que ce soit extérieurement à soi ou en soi.

Décryptage

Le mot « dojo » est composé de deux caractères, « do », la « voie », le « domaine », et de « jo ». La graphie de ce second caractère symbolise les rayons du soleil frappant une surface ouverte et surélevée. Ainsi, étymologiquement, il désigne une surface plane de large étendue, légèrement surélevée par rapport au niveau du sol et sur laquelle il se passe quelque chose qui mérite l’éclairage, endroit qui servait parfois simplement à vénérer les divinités. Par extension, Il s’agit d’un lieu où se déroule une action, d’une étendue où les gens se rassemblent. Il peut même s’agir non plus d’un lieu mais d’un moment ou d’une situation où survient un événement. En théâtre, par exemple, il traduit le mot « scène » (subdivision de l’acte). Le dojo est donc un lieu symboliquement séparé de l’espace commun où le domaine d’étude est mis en valeur, connaît un éclairage particulier. Dans les arts martiaux, il s’agit à la fois du lieu d’enseignement et de pratique.

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