Le Do

Le Do

De la naissance (intérieure) du « do » par Emmanuel Charlot, extrait du Karaté Magazine Juillet/Août 2007

LA CULTURE JAPONAISE NOUS A OFFERT LA PRATIQUE DU KARATÉ ET LA NOTION DE DO. L’UN VA-T-IL NÉCESSAIREMENT AVEC L’AUTRE ? PLAIDOYER POUR LA NÉCESSITÉ D’UN TRAVAIL PERSONNEL.

L’aventure moderne de l’ancienne boxe okinawaïënne, to-de, devenue karaté, son admission parmi les grands budo, est née d’une rencontre décisive avec l’homme qui a initié ses contemporains, au Japon puis dans le monde entier, a cette notion, Jigoro Kano. Jigoro Kano n’a pas inventé la notion de do, mais c’est lui qui en a fait l’élément fondamental de son judo et le point de ralliement de la plupart des jutsu, des écoles martiales de l’époque. C’est aussi lui qui en a mis en place les codes.

Par exemple, les grades actuels, le kimono blanc. Tout ce qu’on peut connaître de cet homme fait penser qu’il avait perçu et prévu la force symbolique de ces éléments. Il voulait aussi unifier dans sa méthode de formation par la pratique martiale, non seulement tous les « Ju-jutsu », refondés aussi sur le plan technique, mais aussi toutes les autres écoles. Il a complètement renversé la perspective traditionnelle du secret en proposant à tous sa méthode et son travail technique, mais aussi en faisant entrer chez lui des experts venus d’autres horizons ou en envoyant ses élèves chez eux. Sa rencontre avec le karaté a été déterminante. Jigoro Kano était un notable, un érudit avec l’un des parcours universitaires les plus impressionnants de sa génération. Il était l’un des hommes clés du nouveau système d’éducation du gouvernement japonais. C’est à ce titre qu’il est venu à Okinawa comme représentant de ce ministère et a été reçu par les responsables de l’éducation de l’île et c’est à cette occasion qu’il a assisté à des démonstrations de type « gala des arts martiaux » par des experts de l‘époque, comme Kenwa Mabuni et Miyagi Chojun qu’il encouragea par la suite. C’est déjà lui qui avait incité Gichin Funakoshi à venir à Tokyo pour montrer l’art okinawaien et qui l’avait décidé à rester. On raconte que Gichin Funakoshi aurait cousu dans la nuit précédant une démonstration qu’il devait faire au Kodokan (le dojo central du judo à Tokyo) un de ces fameux kimonos blancs, car il n’en possédait pas. Et pour cause, ils n’étaient pas utilisés dans la pratique, ni au Japon, ni a fortiori à Okinawa, pays pauvre et paysan, à la lisière entre Chine et Japon. Vraie ou pas, cette histoire est belle et elle indique bien la posture de Funakoshi à cette époque, modeste et respectueux, se pliant avec intelligence à la donne nouvelle initiée par le grand promoteur des arts de combat, l’incontournable Jigoro Kano. Le respect qu’il afficha toute sa vie pour cet homme et son œuvre est attesté. Après la mort de ce dernier, il saluait toujours quand il passait devant le Kodokan en tramway. Il y avait une différence économique et culturelle profonde entre le Japon de l’époque et la petite île d’Okinawa. Ils furent quelques-uns, peu nombreux, à tenter l’aventure japonaise et sans doute Funakoshi, qui était instruit -il était instituteur- est celui qui a le mieux compris l’ambition globale de Jigoro Kano et qui l’a faite sienne. Il a aussi su imposer le karaté dans les universités japonaises, ce qui a été l ‘un des moteurs de son développement.

L’esprit de Sakamoto Ryoma

Les arts martiaux japonais sont issus du Bushido qui veut dire littéralement: « la voie (Do), du cavalier (Shi), qui se protège (Bu, la protection, la lance) ». C‘était la ligne de conduite des samouraïs, sans doute du monde guerrier en général que de s’interroger sur leur rapport à la mort -un rapport d’autant plus fascinant aujourd’hui que dans notre monde aseptisé, la mort, on ne veut plus la connaître. Cette interrogation était riche au Japon car la caste guerrière était imprégnée de la philosophie du Zen. Même s’il faut se garder de trop réinventer le passé… Par exemple, on parle beaucoup de ce fameux code du Bushido, mais il n’a jamais été écrit. Il a été surtout évoqué par des écrivains modernes, comme Inazo Nitobe, l’auteur de « Bushido, L’âme du Japon ». C’est sur le base de la tradition martiale que Jigoro Kano a construit sa conception moderne du bu-do. Mais en développant une philosophie éducative, des techniques de self-défense, et même la notion de sport. Jigoro Kano a prononcé cette phrase fondamentale: « mon sport sera populaire et éducatif pour la jeunesse ». Cette orientation, certains y voient encore un amoindrissement des arts martiaux du passé (mais qu’étaient-ils devenus avant que Kano leur redonne un avenir ?). Si on renverse la perspective, on peut aussi y voir la tentative magnifique de grands esprits de cette époque de faire le tri dans les valeurs du passé avec une étonnante clairvoyance et une authentique grandeur -à une époque particulièrement troublée où il était difficile de trouver son chemin vers le futur aussi bien sur le plan intellectuel et moral- pour réfléchir au lien nécessaire et positif avec l’Occident. Pour s’installer sans crainte ni nostalgie dans une perspective d’universalité, avec en même temps le profond désir de transmettre aux autres hommes le meilleur, l’essentiel d’une culture complexe, la leur. Kano, Funakoshi ne furent pas les seuls. Il y eut à cette époque des gens comme Sakamoto Ryoma, samouraï et expert au sabre, assassiné à trente-trois ans, qui fit un chemin intérieur de la xénophobie à une compréhension des apports étrangers -il fut persuadé notamment par l’absence de classes sociales comparable à celle du Japon aux États-Unis- et lutta avec autant d’héroïsme que d’intelligence pour préserver la culture japonaise dans une relation d’égal à égal avec l’Occident. Des secrets du passé furent perdus, sans doute. Les secrets de grands guerriers, de maîtres… Mais quels secrets ? Une des confusions habituelles que nous faisons avec les arts martiaux est de ne plus percevoir la ligne de séparation entre la réalité et le mythe. Nous avons pourtant beaucoup d’histoires « mythiques » en Occident, ces histoires étant l’un des moyens les plus utilisés pour parler du réel, mais à un autre niveau. Il ne faut pas, bien sûr, prendre au pied de la lettre, comme des fragments historiques, ces histoires qui ont un sens caché, mais pas de réalité en tant que telle. Nous savons le faire pour notre culture, nous sommes moins bien armés pour déceler cette méthode quand elle est utilisée ailleurs. Si on prend au pied de la lettre l’histoire du maître impossible à atteindre que nous vous proposons, et celles qui lui ressemblent -sur les histoires d’arts martiaux, nous sommes particulièrement crédules-, on se met à croire dur comme fer que les vieillards deviennent des surhommes en pratiquant les arts martiaux ou la méditation et cette naïveté finit par créer une sorte de culture populaire que personne ne remet plus en question. Pourtant, dans cette culture comme dans d’autres, il s’agit d’une histoire à clé, d’une leçon de vie qu’on fait passer ainsi, à travers une personnification. Ce qu’elle dit, cette histoire à clé, c’est que si l’esprit reste immuable, on fait face à toutes les situations, même les plus difficiles. Ce qui est beaucoup plus intéressant que de penser que les vieux moines ont des pouvoirs magiques. En Occident, nous avons les mêmes logiques,jusque dans le mystère chrétien. Il fa ut toujours chercher à remonter à l’origine des mythes, essayer de comprendre ce qu’ils racontent plutôt que de nourrir son imagination de leur récit imaginaire au premier degré.

Chercher sa voie, un phénomène universel

« Le Do, c’est quand on commence à vieillir ! » aime à dire un grand expert français, ajoutant cette boutade : « Le Do, c’est quand on a mal au dos »… boutade certes, mais non sans quelques vérités : plus on prend de l’âge, plus on se sent tiré vers la dimension philosophique des choses. C’est un phénomène ancien comme le monde, comme la psyché humaine, un phénomène qui touche tous les domaines de l’activité humaine et ne se limite pas aux arts martiaux, au karaté… L’homme qui développe une technique,en mûrissant,y cherche une voie. Au delà même de cette aspiration, la culture japonaise a bien compris et exprimé, avant même que Kano fasse la promotion de cette vision, les mécanismes qui permet une véritable maturation par la pratique : on s’engage a long terme dans une discipline, on perfectionne le mouvement technique et progressivement on aboutit à une compréhension plus pertinente du monde, à une modification de son mode de pensée, à une véritable imprégnation des principes agissants qui modifie le corps, la personnalité. Arts martiaux ? En Occident, on trouve l’exemple des grands peintres, comme Michel Ange ou Léonard de Vinci qui, en approfondissant leur art, touchèrent à tous les autres arts, devenant des êtres universels. Bien sûr, il y a des exemples célèbres dans le monde martial comme celui de Miyamoto Musashi, mais faut-il pour autant cultiver cet orgueil de penser que la pratique des arts du combat est la seule qui puisse devenir « do », une voie ? Il n’y a pas de raison de le penser… Surtout de nos jours, cette perspective d’évolution intérieure par une pratique sincère ne concerne pas seulement les pratiques de combats, mais toutes les pratiques et sans doute le sport dans son ensemble, ou du moins les plus complexes d’entre eux. Un rugbyman qui a pratiqué toute sa vie et s’est investi dans cette culture est-il moins qu‘un budoka ? Et le bénévole même qui, en vieillissant, donne généreusement de son temps, s’engage pour les autres, qui peut dire qu’il n’est pas, à sa façon, sur une Voie d’accomplissement de soi ? Il y a peut-être une forme d’arrogance, ou de naïveté, dans le monde des arts martiaux, à se croire unique. Bien sûr le courage, le contrôle de soi… mais le maçon qui est au pied de son mur et qui continue, même fatigué, a sans doute des choses à dire sur la constance et le courage. Plus grave, cette façon de penser que, en pratiquant la technique et le combat, on obtient assurément des modifications formidables, est un risque de réelle paresse. Les bénéfices les plus profonds ne vont pas de soi. Les disciplines de combat modernes que sont le judo ou le karaté ne sont pas différentes dans leurs effets, négatifs et positifs, que les autres sports dont il font partie. Ceux qui ont transformé leur vie par la pratique du karaté le savent : pour faire une « Voie » d’une telle expérience, pour entrer dans le Budo, il faut y mettre une vision, il faut chercher. Nous saluons, pourquoi faire ? Connaître l’histoire, s’imprégner du projet des fondateurs, en découvrir les mécanismes, comprendre la culture orientale dont il est issu, et faire un mode de vie, une discipline, de ce qui pourrait n’être qu’un loisir, voilà l’ambition qui éclaire l’expérience du combat, l’approfondissement des techniques, l’apprentissage des katas, qui rendent la pratique décisive et permettent la transformation intérieure. Le karaté est un sport. il est un budo pour ceux qui le souhaitent. Il n’y a pas de rupture de nature, ce sont les humains qui peuvent faire la différence, s’ils le veulent.

 

LE MAÎTRE IMMOBILE

Dans le temple du Centre, se tient un vieux moine sans âge. Bien que très vieux et apparemment chétif, il passe dans toute la région pour un maître. Un être invincible. Les bandits de la montagne ont un nouveau chef, un jeune homme audacieux et cruel qui ne craint pas la réputation de sainteté du moine et cherche un coup d’éclat pour installer sa loi. En outre, la rumeur parle d’un grand trésor dans le Temple du Centre, dont le moine serait le gardien. Il décide de descendre avec quelques hommes pour l’abattre et s’emparer de ce trésor. Une fois sur place, il attaque sans hésitation le moine qui le contemple, lui et sa poignée de féroces compagnons. Mais sans paraître rapide, sans montrer d’affolement, le moine esquive, glisse sur le sol, n’est jamais où on croit l’atteindre. De minutes en minutes, sans faiblir, il échappe à toutes les tentatives. Essoufflé et fou de rage, le chef des brigands s’écrit: « Lâche que tu es gardien ! Tu cours et ne combat pas. Arrête de bouger sans cesse, laisse nous ton trésor et nous partirons ! ». Et le moine sans sourire lui réponds: « Le trésor, je te le donne volontiers, fou que tu es de dire que je bouge. Je suis immobile. »

 

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