Keneï Mabuni

Keneï Mabuni

Article du Karaté Magazine n°24 de novembre 2007.
Propos recueillis par Emmanuel Charlot avec le concours de maître Nakahashi, photo de Denis Boulanger.

Kenei Mabuni : « J’ai connu le karaté à sa naissance »

« Trésor vivant » comme le pensent les Japonais, c’est-à-dire réceptacle d’une connaissance, d’une maîtrise, d’une mémoire et d’une expérience uniques, Kenei Mabuni, a traversé le siècle pour nous raconter la genèse du karaté et nous en dévoiler les principes profonds

Son père, Kenwa Mabuni, né dans une famille au service de la famille royale d’Okinawa, était le disciple du maître Itosu. Grâce à son statut, il apprend aussi le Naha-te de maître Higaonna et parcourt Okinawa en travaillant avec les plus grands dans toutes les disciplines. À la mort des deux grands maitres, en 1915, il a 26 ans et toute une génération d’experts se retrouve dans son sillage (et dans son jardinl, avec Myagi Chojun pour travailler. Jigoro Kano incite les experts du karaté à tenter leur chance au Japon, ce qui aboutira à la fondation du shito-ryu karate·do et à la transmission à Osaka. C’est dans cette atmosphère particulière qu’est né et a grandi Kenei Mabuni, s’abreuvant avec naturel à la source la plus pure du karaté naissant. Il participera au développement du karaté mondial, donnant progressivement de plus en plus de stages dans le monde entier. À 85 ans, pour son parcours unique qui a accompagné le karaté de sa naissance jusqu’à aujourd’hui, Kenei Mabuni peut être considéré comme un trésor vivant du karaté mondial. (Note Franck : Kenei Mabuni est décédé le 19 décembre 2015 à l’âge de 97 ans).

Mon père

Mon père était un « bushi », un guerrier. Il était issu d’une famille de samouraïs dans une île où la plupart des gens étaient des paysans et il avait une fonction de chef de police, formé au kendo, au judo, au kobudo. Il n’y avait pas d’armes à feu en circulation et son art du « T » (à l’époque on ne parlait pas de karaté) était précieux et rare. Celui qui pratiquait l’art du combat était réputé, et respecté. C’était une connaissance qui avait à voir avec la guerre, la stratégie du combat. Quand il fallait attaquer, quand il fal­lait attendre… C’était le patrimoine et l’honneur de notre famille. J’utilise encore aujourd’hui, pour symboliser le shito-ryu ka rate-do l’emblème de ma famille, vieux de plusieurs siècles. Deux hommes avancent l’un vers l’autre pour maintenir la paix dans le cercle, c’est « Wa », l’harmonie. Il symbolise l’idée de se battre toujours du côté de la paix.

Ken Chiyan !

Dans la maison, à Okinawa ou Osaka, où je suis arrivé avec ma famille à onze ans, il y avait toujours des visiteurs qui venaient pratiquer le karaté. C’est comme cela que j’ai appris, naturellement, sans avoir à me poser la question. À Osaka, on est passé des entraînements sauvages dans le jardin ou sur la plage à un grand dojo… mais il n’y avait aucun élève ! Les Japonais, au début, ne connaissaient pas et ne s’intéressaient pas au karaté. Mais il y avait toujours des gens pour venir chez nous… J’ai vu Gichin Funakoshi, Myagi Chojun, Hironori Otsuka à la maison. Mon père était un des seuls à connaître beaucoup de kata. Au Japon, Gichin Funakoshi, par exemple, avait envoyé son fils se former avec nous. Quand ils étaient là, chaque fois qu’ils m’apercevaient, ils m’appelaient : « Ken Chiyan ! (enfant), viens petit… ». Et ils travaillaient avec moi. Alors, même si je ne pensais pas tous les jours aux arts martiaux à ce moment-là, j’ai appris naturellement. Au Japon, les tatamis de paille étaient déchirés par les entraînements et cela faisait une telle poussière qu’il fallait s’entraîner avec un linge sur le visage. De tous ces grands maîtres, celui qui m’a le plus impressionné, de tous ceux qui fréquentaient mon père, fut Seiko Fujita, qu’on appela par la suite « le dernier des ninja » et qui fut considéré comme un dieu vivant, parce qu’il était l’ultime descendant d’une prestigieuse famille de ninja. Il faisait des choses très spectaculaires. Il buvait de grandes bouteilles de sake le soir, mais le lendemain, à 5h30 – 6h, il venait me chercher pour l’entraînement. Il travaillait la résistance à la douleur en recevant avec la poitrine des coups de fouet et il escaladait en quelques secondes les murs des maisons proches, dans les rues étroites, autour de chez nous. Il connaissait les points vitaux et se piquait lui-même avec des grosses aiguilles ! On disait que s’il se trompait de quelques millimètres, il se serait tué.

L’île de Sebu

La guerre est arrivée. J’étais dans l’armée depuis deux ans à subir l’entraînement. Nous sommes partis avec l’esprit des vainqueurs dans une île des Philippines appelée Sebu. Nous y sommes restés quatre ans. Je n’étais pas en première ligne, mais chargé de l’organisation, ce qui m’a appris que survivre, c’est souvent pouvoir éviter le combat en développant des compétences utiles ! À la fin, nous étions cachés dans la jungle comme des sauvages, nous mangions n’importe quoi, ce que nous trouvions. La guerre était perdue. Je ne sais pas si le karaté m’a servi à quelque chose dans cette circonstance, mais je peux dire que cette expérience a servi mon karaté.

Revoir le Mont Fuji

Nous avons posé les armes sur la plage en sortant de notre maquis, au bout de six mois, nos chefs voulant interrompre la montée des suicides. Mes quelques mots d’anglais rendirent la situation supportable entre les Américains et nous dans le travail de terrassement qu’ils nous demandèrent pendant trois mois. Un jour, ils nous ont fait monter dans un grand bateau de la marine marchande. Nous étions à fond de cale, serrés, incertains de notre sort. Où allions-nous ? Les Américains ne disaient rien. Ils n’étaient pas méchants, mais c’était la guerre. Les jours passaient, il y a eu des malades, des morts. Et puis le bateau s’est arrêté, je suis sorti avec les autres et la première chose que j’ai vu … c’était le Mont Fuji ! Nous étions dans le port de Tokyo, ils nous avaient ramenés chez nous.

Se reconstruire par le karaté

J’ai pris un train bondé à Tokyo pour rentrer à Osaka. Deux jours debout, un enfer. Tout était dévasté, les villes rasées. Il n’y avait pas de travail. On trouvait des petits boulots de gardiennage car il y avait énormément de voleurs. Le karaté était toujours dans un coin de ma tête, mais nous ne pratiquions pas, parce que seule la vie quotidienne comptait à ce moment-là. Toute notre force mentale était orientée dans ce but : être vivant encore le lendemain. Progressivement, pourtant, on a commencé à reconstruire et à se reconstruire. Il y a une montée de force vive. On bâtissait à toute allure. Tout le monde était jeune, voulait devenir fort et prendre sa revanche sur l’humiliation. La jeunesse se battait et affichait son nationalisme. Ils voulaient apprendre à combattre, mais il n’y avait rien, même pas de quoi faire un shinai. En plus, le karaté, discipline à mains nues, avait échappé à l’interdiction des arts martiaux promulgués par les Américains. Le judo, le kendo, le sabre, même les films de samouraïs étaient interdits, mais pas notre « te » okinawaien. C’est à ce moment-là que les Japonais ont commencé à pratiquer le karaté.

L’électricité, ça change le karaté

Bien sûr que le karaté change. Sur une base commune bien maîtrisée, il faut ajouter, faire évoluer la technique qu’on a reçue de notre professeur. Même moi, j’ai fait évoluer ce que j’ai reçu de mon père. Comment ? Avec une vie d’expérience dans la pratique. À l’époque de sa création, ce n’était pas du sport, les conditions de vie étaient différentes. Il n’y avait pas de surfaces planes et surtout… pas de lumière ! Pas d’électricité, pas d’ampoule… À l’heure des entraînements, il faisait sombre et même carrément noir. On s’entraînait à plusieurs, parfois dans l’obscurité complète. Certaines positions classiques s’expliquent uniquement à cause de ça. Par exemple se tenir accroupie sur la jambe arrière, bras tendu devant… c’est valable quand on ne voit rien ! On fonctionnait à l’écoute, dans la réaction « sen no sen » [attaque dans l’attaque, NDLR] quand on percevait le mouvement. Dans les conditions d’un gymnase, de la vie éclairée et bétonnée des villes, c’est logique qu’on ait un karaté avec plus de mouvements, plus d’enchaînements, plus de fluidité dans les gestes. C’est l’efficacité et l’expertise d’aujourd’hui.

Le premier karatéka kiné

Maintenant, c’est normal de choisir sa vie, de décider qu’on va faire des études pour devenir avocat. À l’époque, ce n’était pas ça. J’ai suivi la voie de mon père, comme je devais le faire. Sans cela, j’aurais peut-être fait quelque chose de complètement différent… encore que je ne peux imaginer quoi. Après la guerre, à 29 ans, j’ai décidé de passer un diplôme de kiné. Il n’y avait pas d’hôpital à l’époque et ce type de métier, différent de la conception occidentale, était important. Notre façon de voir cette forme de médecine est liée à la vieille tradition du « seifuku jutsu » consistant à remettre les os en place, à réduire les fractures que maîtrisaient les maîtres d’arts martiaux. On considérait, et on considère toujours, qu’il fallait avoir pratiqué l’art du combat pour bien soigner les articulations. C’était donc ouvert aux pratiquants de jujutsu, de judo, de kendo… D’ailleurs pendant l’examen, il fallait montrer des techniques de judo devant le jury. Moi, j’ai montré mon karaté. Il ne connaissait pas. J’ai été le premier karatéka à obtenir ce diplôme. Ensuite, je suis monté à Tokyo pour être assistant de maître Konishi, un maître de kendo héritier d’une riche famille, qui avait ouvert un cabinet.

J’ai cotisé toute ma vie…

Que m’a apporté le karaté ? Je le remercie pour ma bonne santé. J’ai cotisé toute ma vie à une assurance, on ne peut dire que je leur ai coûté cher ! Je souhaite continuer comme cela longtemps et n’avoir affaire à eux que pour un tampon de plus chaque année sur mon carnet de santé. Si il y a une différence avec l’esprit sportif, qui me paraît ne pas penser à la vieillesse du corps, c’est ça. L’esprit du karaté, c’est l’équilibre, la connaissance de son propre corps, le contrôle, la gestion de soi-même. C’est cela avant tout, le karaté. Alors pour moi continuer le karaté, c’est aussi continuer à réguler ma vie. Je ne m’interdis pas de boire un peu, de bien manger, mais à cause du karaté, pas trop ! À mon âge, je sais bien que, demain, je ne suis peut-être plus là, mais je continue à avancer doucement, en contrôlant ma vie.

Sept règles pour faire du karaté un budo

Le karaté est un budo. Ce qui compte dans le budo, avant tout, c’est l’esprit. C’est la force mentale, dans la tradition des samouraïs, et aussi le salut, l’esprit de respect. Il faut mettre l’esprit en premier. Ensuite, il faut faire confiance aux techniques. Il faut les étudier constamment et ne pas chercher autre chose ou un autre niveau. Le troisième point essentiel, c’est de continuer. Rien n’est possible si on s’arrête. Le budo, c’est toute la vie. Le quatrième point important, c’est de ne pas prendre la grosse tête. Être un « champion », c’est mauvais pour la pratique, c’est mauvais pour l’esprit. En cinquième point, il faut travailler! Le manque de travail est la meilleure façon de ne pas avancer. Le sixième point, c’est d’éviter de ne prendre que certaines choses de la discipline et pas d’autres. En dernier point, je dirais qu’il faut toujours garder l’esprit ouvert. Un esprit fermé n’est pas sur la voie. Enfin, il faut se rappeler que le karaté ne propose pas seulement d’apprendre à combattre contre un partenaire, mais de se mettre soi-même au combat.

Expert dans les techniques de base

Que les enseignants gardent toujours en tête que le karaté n’est pas seulement un sport. Même si les jeunes ne voient que cela, eux, les professeurs, peuvent se rappeler la philosophie du budo. Sur le plan technique, bien connaître les bases. Les arts martiaux, c’est simple. Il faut maîtriser les bases. L’efficacité, c’est ça. C’est ce qui donne de l’équilibre, de la stabilité, de la force, de l’efficacité à votre karaté. Après, on a beaucoup de possibilités. Mais il ne faut pas faire l’inverse. Alors, pour les enseignants, il faut réfléchir à la pédagogie des bases, là où elle est le plus importante. Le « plus » et le « trop », ce n’est pas l’essence du karaté.

Le dernier entraînement

En vieillissant, on se concentre sur l’essentiel, la recherche de la fluidité, la qualité de l’esprit de combat. Ces dimen­sions sont liées à la respiration. Elle régule le corps et les émotions, comme on le sait depuis des millénaires, depuis le temps des premiers chasseurs. L’art de bien respirer, c’est le dernier entraînement.

Ma vie de karaté

Arrêter ? Je n’y ai jamais pensé une seconde. Arrêter le karaté, ce serait ma mort, alors que ma vie avec le karaté est magnifique. J’ai connu le karaté à sa naissance, et de mon temps, il faut le reconnaître, il concernait beaucoup les voyous, des hommes durs pour une époque violente. Qu’il soit désormais au service de l’éducation de la jeunesse me rend très heureux. Je vois la famille du karaté s’agrandir de jour en jour… Je l’ai vu se développer dans le monde entier. Il nous reste à mettre fin à la guerre des clubs et dés écoles, à agrandir les esprits en ne parlant pas en mal des autres, en reconnaissant les qualités où elles se trouvent, pour se hisser à la hauteur d’une discipline réellement universelle. Je pense souvent à cette belle histoire du maître de sabre qui faisait des lames si parfaites que personne ne voulait les voir souillées de sang. Comme ce maître de sabre, le karaté doit former, par la pratique de combat, des hommes de qualité qui servent la paix dans le monde entier.

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